silbermann etroit chemin Victime naguère d’un piratage, ma messagerie électronique tomba aux mains d’inconnus qui accédant à  mon carnet d’adresses et usurpant mon identité, se mirent à envoyer en mon nom à toutes mes connaissances répertoriées, proches ou lointaines, des messages farfelus exposant le  plus souvent la situation dramatique dans laquelle je me trouvais, exigeant secours moral et naturellement pécuniaire. Je dus évidemment modifier au plus vite mon adresse électronique et convaincre les destinataires de ces fausses alarmes que je n’était pas moi. Ce qui me prit un certain temps. Je ne suis pas même certain que tous les doutes aient été ainsi levés. A commencer par les miens ! N’aurais-je pas pu, à la faveur de quelque éclipse de lucidité, de quelque rêve somnambulique, ou plus simplement sous l’emprise de l’ivresse, expédier moi-même ces surprenants messages ?

   C’est une question analogue que je me pose en lisant L’Étroit chemin du large de Jean-Claude Silbermann. Ce livre propose vingt-deux textes présentés par ordre chronologique de leur composition (2004-2015) tous publiés auparavant sous forme de plaquettes  tirés à une trentaine d’exemplaires réservés à quelques amis. Vingt-deux messages donc. Qui exactement envoie ces messages ? Telle est l’énigme que pose ce beau livre. Chaque lecteur est convié à la résoudre à sa manière, selon sa sensibilité et son intellect.

    Certains prétendront que c’est assez élémentaire. Jean-Claude Silbermann ne se nomme-t-il pas clairement parfois dans ces textes ? Mais emplit-il totalement ce je qui conte des histoires ou qui dialogue avec tel ou tel ? N’y-a-t-il pas derrière ses propos tout un peuple de revenants qui s’expriment et, entre tous, lequel privilégier ? Combien d’autres en ce je ? Ce livre est un passeport pour le large, mais quelle identité précise attribuer au voyageur métaphysique ? Car chacun de ces textes remet en cause, avec humour ou parfois mélancolie, le personnage qui prétend énoncer quelques fragiles certitudes sur la vie et le monde.

    Est-ce Jean-Claude Silbermann le peintre – que d’aucuns considèrent plutôt comme un poète, qui s’exprime ?  « Je ne peins pas ce que je vois. Je vois ce que je peins. » Ou bien l’écrivain que beaucoup préfèrent considérer comme un peintre ? Ou bien encore le patient en manque d’analyse, le petit enfant-oiseau en proie à une mère Mésange qui a raté sa vocation de rapace ?

    Est-ce un conteur menteur qui cherche à nous embrouiller avec ses histoires à moitié vraies, à moitié fictives, et qui confond systématiquement réel et imaginaire pour mieux nous mystifier ? Allons, à d’autres ! Est-ce le juif qui a survécu au désastre nazi, qui dans le moment même où il revendique sa judéité, la renie dans son ensemble ? Est-ce l’artiste qui a construit naguère une œuvre en expansion sur Babel et qui grâce à une surprenante « traduction » de Picasso, nous montre que la poésie peut rendre toutes les langues  transparentes et que la fameuse tour atteindra bien le ciel ? Est-ce Toto ou l’invité surprise à la fête de Toto ? Est-ce l’athée triomphant qui se moque de ce qu’il y a après la mort, ou l’inquiet qui, à chaque détour de la vie, fait la part de la mort ? Est-ce tout bonnement un homme simple ? « J’aimerais que mes trucs existent comme des cailloux (des choux, des poux) » C’est que la neige de Charles Fourier tombe à l’intérieur.

Jean-Claude Silbermann est sans doute tout cela à la fois. Ce qui finit par faire une grande foule aux heures de pointe d’un seul homme.
L’Etroit chemin du large commence ainsi :


« J’ai eu dans ma jeunesse, la chance de rencontrer un des plus remarquables architectes de tous les temps. L’esprit d’insubordination guidait ses plans. Avec ses amis, dont je m’honore d’avoir été du nombre, il était résolu non seulement à miner l’architecture sociale, mais aussi à chambarder de fond en comble l’architecture de la pensée, et leurs dépendances communes. En quelques années, à son contact comme au contact de ceux qui l’entouraient, j’ai construit ma demeure : une vaste maison au bord de la mer. Solide et bien conçue, je m’y suis ménagé des annexes dans l’oubli. J’étais content de moi. »

Cet architecte est évidemment André Breton et les amis associés les membres du groupe surréaliste. J’ai fréquenté moi aussi cette merveilleuse maison.

Comme en écho, quelques pages avant la fin du livre, Silbermann écrit à la façon d’un aveu :
« Je n’ai vécu ni un « avant » ni un « après » le surréalisme. La disparition du groupe n’a en rien changé ce que j’étais, ce que je suis. Pour moi, comme pour tous ceux qui, de près ou de loin, j’en suis convaincu, s’y sont embarqués, être surréaliste, c’est être. »
Trouvez Jean-Claude Silbermann.

Claude Courtot
août 2015

Jean-Claude Silbermann : L’Étroit chemin du large, Villeurbanne, URDLA 2015, 15 euros.