carrington contesLes éditions Fage ont décidé de publier « L’œuvre écrit » de Leonora Carrington. L’initiative est d’autant plus heureuse qu’on ignore en France une grande part des textes de Carrington – en particulier son théâtre, prévu pour le tome 3 – et que l’on a trop tendance à résumer sa prose à En Bas, à La Porte de pierre et à des Contes qu’il faut aller chercher dans des ouvrages épuisés ou dans des revues dont l’accès n’est pas toujours facile.
 
Le tome 1 de l’œuvre complet propose cette fois, et l’on ne s’en plaindra pas, la totalité des Contes rédigés par celle que Max Ernst surnomma « la Mariée du vent » – dont certains, initialement écrits dans les deux autres langues pratiquées par l’auteur, soit l’anglais et l’espagnol, demeuraient inédits en français. Leur traduction a été assurée, de l’espagnol, par Karla Segura Pantoja, tandis que les inédits français ont été « revus » par l’éditrice Laurence Loutre Barnier, qui prend la suite d’Henri Parisot, « réviseur » des textes rassemblés dans La Dame ovale 1 , de Jacqueline Chénieux-Gendron, qui a traduit les Contes de Pigeon vole 2 et a un peu révisé ses versions des deux Contes parus en 1975 dans Commerce (n°30-31). De telles « révisions » d’un français dont la grammaire et l’orthographe étaient aussi fantaisistes que les intrigues contées avec « pittoresque » (en effet capables de susciter chez le lecteur des évocations visuelles aussi précises que les figures et décors des tableaux de l’auteur) est un choix éditorial qui fluidifie incontestablement la lecture et amplifie du même coup ce qu’il faut bien nommer la vraisemblance de l’invraisemblable. Mais on peut aussi s’interroger : la confusion entre le magique et le quotidien n’est-elle pas ainsi obtenue aux dépens de l’étrangeté radicale du texte premier, c’est-à-dire de la situation même de Carrington, parlant et écrivant d’un ailleurs qui lui est propre, et maltraitant précisément une langue par indifférence à sa correction, y introduisant une liberté qui est celle même de son imagination ? Pénétrer, même avec lenteur ou quelque difficulté, dans le texte original de « La Mouche de Monsieur Grégoire » tel que paru en 1953 dans le n°2 de la revue Bizarre (où l’on peut aussi lire « Le Chameau de sable ») est une expérience tout autre qu’en lire la version policée. Il est toutefois vraisemblable qu’une telle exploration de tous les Contes écrits en « français » serait lassante, et la révision est habituelle depuis Parisot…ne serait-ce que parce que les textes rédigés en espagnol ou en anglais présentent moins d’écarts à la norme.
 
La présentation chronologique des Contes est par contre un choix peu discutable : on peut ainsi suivre la constance de certains thèmes, en apprécier le retour et les développements nouveaux, et on peut être sûr que des études savantes examineront s’il y a eu, ou non, des échos de l’internement dans une clinique psychiatrique espagnole (août 1940) dans les récits qui lui sont postérieurs. D’autres thésards fouilleront la grave question de décider si ces Contes confirment, sinon l’appartenance déclarée, du moins la proximité de Carrington avec le surréalisme. Pour l’heure, on se contentera de quelques notations soulignant cette proximité, en rappelant par exemple quelle place accordent Benjamin Péret et André Breton à leur amie, dont la venue, à Mexico ou à New York, les enchante. Le premier « regrette » en juin 1942 « terriblement (son) absence » de Mexico, et souligne en août 1943, qu’elle l’a « secondé de son mieux » dans ses tentatives (vaines) pour provoquer une activité collective. Le second se déclare en novembre 1943 le « grand admirateur » de Leonora, dont il a reçu « une lettre merveilleuse de véritable intelligence de la vie [qu’il] a promenée et lue à haute voix de toutes parts, n’arrivant pas à [se] rassasier de l’éclat de rire qui était au centre 3 ». Ce n’est pas par manque de copie que Breton publie dans chaque livraison de VVV un texte de Leonora - « Waiting » (L’Attente) dans le n°1, « The seventh Horse » (Le 7° Cheval) dans le N°2-3, et « Down below » (En bas) dans le n°4. Et « L’Homme neutre » paraît, au printemps 1957, dans Le surréalisme, même, n°2, la revue ne se privant pas, en parallèle, de reproduire des tableaux de Carrington. Ésotérisme, magie, mythologie maya, qui traversent ces Contes et auxquelles Carrington fait plus que s’intéresser, ne sont pas, que l’on sache, incompatibles avec le surréalisme.
 
Quant à l’univers qu’évoquent les Contes, il est propice aux métamorphoses, qui paraissent cependant normales, sinon habituelles après la lecture de quelques pages : tout va de soi – qu’il s’agisse d’un soupçon d’anthropophagie, de dévoreur dévoré, ou des caprices de quelque animal à l’identité fluctuante – avec une certaine allégresse et une « innocence » garantissant une évidence sans faille. Les événements les plus improbables sont affirmés et constatés, mais n’appellent aucun jugement, en particulier moral. Et c’est avec une liberté souveraine que l’écriture de Carrington juxtapose symboles plus ou moins universels et souvenirs personnels, entremêle fantasmes et « réalité », désirs et hantises, emprunte à des traditions hermétiques et à diverses mythologies. Le merveilleux obéit, plus qu’à une logique propre comme on pourrait s’y attendre, à des logiques multiples, variant les articulations entre thématiques récurrentes (animaux bavards, êtres soumis à des transformations brutales, nourritures étranges aux recettes incongrues, passant par exemple d’enchiladas « à la bordelaise », de surcroît « enveloppées de gélatine », à des « enchiladas norvégiennes en boîte du Japon »), indices autobiographiques (l’hostilité à l’égard des mondanités de « La Débutante ») et références plus ou moins cryptées à Lewis Carroll ou à … Jane Eyre (« Les Sœurs ») : ces très surprenants Contes « de fée », ou plutôt ces Contes à la fois féeriques et sombres, burlesques et dramatiques, déroutants et familiers, n’ont bien sûr pas grand chose à voir avec Mme d’Aulnoy ou Perrault ; imprégnés d’humour, de dérision, de grotesque, ils synthétisent par une singulière alchimie leurs qualités contradictoires pour affirmer une poésie pure, dont l’effervescence n’en finit pas de ravir le lecteur, qui passe voluptueusement d’une atmosphère d’aimable légende à une ambiance de roman gothique (et retour).
 
On apprécierait qu’hommage soit rendu à Leonora Carrington par des promenades et lectures publiques à haute voix de tel ou tel de ces Contes… Dans un premier temps, on trouvera une immense satisfaction à les lire.
 
Leonora Carrington, L’œuvre écrit, I. Contes, préface Marc Kober, postface Jacqueline Chénieux-Gendron, Lyon, Fage éditions, 2020.
 
1 1939, GLM.
2 1986, Le Temps qu’il fait, collection Pleine Marge.
3 André Breton-Benjamin Péret, Correspondance 1920-1959, Gallimard, 2017, pp. 143, 189, 192.