En publiant Une île à trois coups d’aile, les éditions du Cherche midi nous donnent enfin la possibilité de découvrir la part secrète d’un homme qui, c’est de Jean Schuster qu’il s’agit, a été, aux côtés d’André Breton dont il a mérité très tôt  la confiance, l’animateur infatigable du mouvement surréaliste, entre 1947 date de son adhésion et  octobre 1969 où il fait paraître dans Le Monde « le quatrième chant », texte dans lequel il déclare insurmontables les obstacles auxquels se heurte désormais toute activité collective calquée sur le « surréalisme historique ».

Jean Schuster a fait preuve, tout au long de ces années, d’une absence rare de vanité littéraire, consacrant toute son énergie, à une mise en commun de la pensée, animant ou dirigeant les principales revues surréalistes, de Médium en 1952 à L’Archibras en 1969.
 L’apport de Jean Schuster, à toutes ces publications de la deuxième génération surréaliste, fut essentiel. Jamais l’appétit du nouveau ne l’abandonna et c’est avec une rare exigence morale et éthique qu’il oeuvra au renouvellement du surréalisme, dans une période où staliniens et existentialistes confisquaient le devant de la scène littéraire et intellectuelle.
Toute l’activité de Jean Schuster porte la marque de sa volonté d’ouvrir le surréalisme tant au niveau politique qu’artistique. On sait notamment qu’il fut, avec son ami Dyonis Mascolo, co-rédacteur du Manifeste des 121, et en 1958 l’un des fondateurs du Quatorze juillet, « organe de la résistance intellectuelle  anti gaulliste».
Dans une conférence prononcée à Sao Paulo en 1985, Jean Schuster déclarait d’ailleurs : « si l’on veut bien admettre que l’implication politique du surréalisme, tout au long de  son demi-siècle d’existence, est constante sans être pour autant constamment au premier plan, est fondamentale sans pour autant qu’il s’y dissolve, on aura fait un pas décisif dans la compréhension du surréalisme et de sa quête de la liberté.»
Ce désir d’ouverture, on le trouve également dans sa production poétique. Jean Schuster y refuse obstinément toutes les facilités lyriques et défriche de nouvelles voies qui mêlent dialectiquement poésie et théorie.
On ne soulignera jamais assez l’importance des Développements sur l’infra réalisme de Matta (Losfeld 1970), où il évoque cette recherche : « j’écrivais très vite et j’entrevoyais un champ d’écriture différent  de celui où jaillit l’image poétique : même terreau, autres pluies, autre soleil. Peut-être l’automatisme pouvait-il se pratiquer à partir d’un point plus en amont sur le fleuve contraint qui va des idées aux mots ? Certes ces développements ne sauraient être présentés comme des résultats d’écriture automatique, mais l’automatisme y chemine au moins sous roche ».
En 1970 Gérard Legrand a pu dire superbement à propos de Jean Schuster: « Nul plus que ce logicien rigoureux ne tint à préserver le rôle de l’irrationnel et du nocturne dans la création poétique, nul mieux que ce personnage secret mais visité du démon de la ‘modernité’ n’aperçoit les virages d’un temps singulièrement public ». Nous en avons une fois encore la confirmation avec la parution d’Une île à trois coups d’aile. On soulignera que cette publication doit beaucoup à Jérôme Duwa, jeune professeur de philosophie, Docteur en Histoire de l’art et auteur d’une thèse remarquable : Les Batailles de Jean Schuster, défense et illustration du surréalisme, qui a réuni et annoté les textes, mais aussi à Claude Courtot qui a participé au mouvement surréaliste de 1964 à 1969, qui fut l’ami de Jean Schuster , et qui étant donné l’impressionnante charge poétique dont témoigne l’ensemble de son œuvre, était le mieux à même de nous aider à atteindre cette île à trois coups d’aile.
Pour ne pas conclure, je voudrais évoquer un souvenir plus personnel. Au sortir des évènements de 1968  que nous avions vécus avec l’enthousiasme de nos dix-sept ans, Jean-Michel le Gallo et moi-même placions nos raisons de vivre dans la liberté et la poésie. Il nous apparut donc comme une évidence que c’est à Jean Schuster qu’il convenait d’adresser « Les lumières délavées ou l’enfance contraire », notre premier recueil écrit à deux voix. L’accueil chaleureux qu’il nous réserva, l’attention bienveillante qu’il porta à nos premiers échanges où nous évoquions des poètes comme Maurice Blanchard, Jean–Pierre Duprey, Magloire Saint  Aude, ou des peintres comme Paalen, Hantaï ou Tovar, la proposition qu’il nous fit, de participer à l’aventure de Coupure, son questionnement intéressé sur notre expérience d’écriture duelle, infirment définitivement à mes yeux le jugement de ceux qui au sein du dernier mouvement surréaliste « ayant une furieuse envie de parler mais n’ayant rien à dire » ont voulu, comme le rappelle Claude Courtot dans sa préface, présenter Jean Schuster comme un cœur sec, un esprit calculateur et machiavélique.

Tout compte fait, Jean Schuster, co-auteur avec André Breton d’un Art poétique, aura, sa vie durant, donné « dans le furtif, l’inachevé, c’est à dire l’essentiel » et quand bien même ce poète au cœur carré aurait coupé le fil, le courant passerait toujours.


Paris, le 9 décembre 2007
Jean Bazin

Poésie 1, n° 51, printemps 2008.